Quand la vigilance vire au purgatoire social
Analyse critique des listes de blocage et du name & shame sur Bluesky, entre inclusion militante, harcèlement et logique d’exclusion automatisée.
Ceci n’est pas une défense de personne. Ceci n’est pas un plaidoyer pour tolérer les comportements toxiques. C’est une critique des méthodes sociales automatisées, devenues contre-productives pour les causes qu’elles prétendent servir.
Sur Bluesky, une dynamique inquiétante se répand : des listes de blocage communautaires qui ne ciblent plus seulement les comportements, mais les liens sociaux, les likes, les follows, voire l’absence de dénonciation. Et en parallèle, le name & shame — cette vieille recette punitive — refait surface, transformant la lutte contre les violences en tribunal populaire sans procès.
Bloqué pour association : le bannissement sans interaction
Certaines listes bloquent désormais toute personne qui suit, like, ou ne bloque pas une autre. Une mécanique qui ressemble plus à une logique de contamination sociale qu’à un système de protection réfléchi. Tu suis machin ? Tu es bloqué. Tu l’as liké ? Bloqué. Tu ne t’es pas désolidarisé·e assez vite ? Bloqué. Le problème n’est pas la volonté de se protéger. Le problème, c’est la manière : automatisée, opaque, impersonnelle, parfois délirante. Et cette méthode :
- rejette par ricochet des personnes marginalisées (racisées, queer, handis, neurodivergentes…),
- empêche les échanges, les débats, les secondes chances,
- définit l’identité sociale par association, non par action.
Le name & shame : justice ou spectacle ?
À côté de ces listes, le name & shame revient fort. On poste le nom ou la capture d’écran d’une personne, souvent sans contexte, sans droit de réponse, sans souci des conséquences. Et bien sûr, avec l’effet domino : silence = complicité = exclusion. Mais dénoncer publiquement une personne sur un réseau sans cadre clair, c’est :
- faire de la justice un spectacle et de capitaliser une audience pour se trouver une légitimité
- mettre la cible en danger, surtout si elle est déjà marginalisée,
- réduire des parcours complexes à une punchline ou une mauvaise blague,
- renier les principes de justice réparatrice que bien des mouvements militants (féministes, queer…) revendiquent pourtant.
Et quand tout le monde a peur d’être le prochain dans la file, la parole ne se libère pas — elle se crispe.
Inclusion ≠ nettoyage social
Les luttes pour l’inclusion radicale ne se sont jamais battues pour créer des cercles d’élus irréprochables. Elles ont défendu :
- le droit de ne pas avoir les bons codes,
- le droit de se tromper,
- le droit de revenir.
Les blocages massifs et le name & shame automatisé trahissent ces valeurs. Ils confondent émancipation et épuration sociale, solidarité et surveillance mutuelle, justice et peur du faux pas.
Et si on sortait de cette logique binaire ?
Tout ne se résume pas à :
- tu bloques = tu es du bon côté ;
- tu ne bloques pas = tu es complice. Cette vision binaire, rigide, ultra-moraliste ne laisse aucune place :
- à la nuance des trajectoires,
- à la complexité des positions sociales (ex. : une personne neuroatypique ou en détresse qui ne perçoit pas le conflit de la même façon),
- à la justice réparatrice, aux discussions longues, aux réintégrations possibles.
L’inclusion, ce n’est pas filtrer les bonnes personnes
L’inclusion radicale, celle qu’on revendique depuis les marges, ce n’est pas un filtre. Ce n’est pas une Google Sheet bien tenue. Ce n’est pas un tribunal de followers. C’est un engagement à créer des espaces pour les ambivalents, les maladroits, les inadapté·es, y compris nous-mêmes quand on dérape.
Non, le harcèlement n’est jamais une réponse
Soyons clairs : que le harcèlement vienne d’une figure problématique ou d’un collectif militant, il est inacceptable.
Il n’y a aucune excuse à la vindicte, aux attaques coordonnées, au cyberlynchage — d’un camp comme de l’autre. Et oui, face à un·e instigateur·ice d’acharnement, le blocage reste une solution saine et légitime. Mais ce besoin légitime de se protéger ne justifie ni les blocages automatiques en chaîne, ni la culture de l’intimidation sociale, ni les jugements à l’emporte-pièce sur base d’un follow ou d’un like. Se défendre, ce n’est pas purger. Se protéger, ce n’est pas effacer tout ce qui bouge.
Quand le silence suit la violence
Pour le dire d’une voix forte, tirée de Zombie des Cranberries : “And the violence caused such silence, who are we mistaken…” Quand la violence produit le silence, quand la peur de mal faire ou d’être vu au mauvais endroit au mauvais moment empêche la parole, on est déjà hors de l’inclusion. Ce silence, ce n’est pas la paix : c’est une ambiance de tribunal.
Et moi dans tout ça ?
Je tiens à le dire sans ambiguïté : je suis gay, et je suis passé par le militantisme. Je n’écris pas ça de l’extérieur. Je sais ce que c’est que de lutter pour exister, pour être respecté. Mais justement : je sais aussi que nos luttes ne peuvent pas survivre à la pureté, ni se construire dans la peur du contact. Ce n’est pas trahir les luttes que de les interroger. C’est refuser de les voir dévorées par leurs propres outils. Non, on ne me fera pas le coup du “tu défends la parole décomplexée” ou du “tu relativises la violence”. Je défends ici un militantisme vivant, critique, sincère — pas un entre-soi congelé par l’angoisse morale. Parce que si nos outils d’émancipation deviennent des machines à exclure sans nuance, alors il ne nous reste qu’un militantisme propre, sûr… et parfaitement mort.