L'open source : le contre-pouvoir face au recul de la tech

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Découvrez pourquoi l’inclusion dans l’open source est un enjeu stratégique et politique crucial : justice sociale, diversité technique, souveraineté numérique et gouvernance éthique.

Dans le contexte actuel de reculs politiques sur les droits des minorités et d’un climat anti-diversité croissant dans la tech (notamment aux États-Unis), l’inclusion dans les communautés open source n’est pas seulement une question morale : c’est un enjeu stratégique et politique majeur. L’open source se veut ouvert et collaboratif, mais ses communautés souffrent souvent des mêmes biais et inégalités que l’industrie technologique au sens large. Or, comme le souligne le rapport de la Linux Foundation, « les personnes de profils très différents (origines, nationalités, orientations…) créent les logiciels open source, et leur participation est importante » – d’après diverses études, la diversité renforce les projets et engendre des technologies plus robustes (Diversity, Equity, and Inclusion in Open Source) . Il s’agit donc de comprendre pourquoi l’inclusion (genre, orientation sexuelle, origine, handicap, etc.) doit être activement promue : non seulement par justice sociale, mais aussi pour consolider la souveraineté numérique et instaurer une gouvernance plus éthique et équitable dans le numérique.

Contexte actuel : Mois des Fiertés et reculs politiques

Chaque année, le Mois des Fiertés (juin) est l’occasion de célébrer les contributions des personnes LGBTQ+ et de rappeler les combats en cours pour l’égalité. Dans le monde tech, de nombreuses initiatives rendent visibles les projets open source portés par des personnes LGBTQ+. Par exemple, les projets Refuge Restrooms ou QueerMap cartographient des espaces sûrs pour les transgenres (Celebrating Pride 2022: Out in Open Source) . Pourtant, cette dynamique positive s’inscrit aujourd’hui dans un contexte général alarmant. Aux États-Unis par exemple, des législations anti-LGBTQ+ se multiplient (interdictions de drapeaux arc-en-ciel dans certains états (Scared advertisers, flag bans and Trump: the US is in for a troubled Pride 2025) , restrictions sur les droits des personnes trans, projets de défaire les protections contre la discrimination (What Project 2025 could mean for LGBTQ+ Americans), tandis que de grandes entreprises technologiques réduisent ou abandonnent leurs programmes de diversité et inclusion. Un article récent recense des dizaines de sociétés (de McDonald’s à Google, en passant par Tesla) qui ont « retiré certaines mentions de diversité » ou abandonné des objectifs DEI dans leurs rapports publics (Here are all the tech companies rolling back DEI or still committed to it — so far) . Ce contexte politique instable rend plus urgente l’existence d’espaces réellement inclusifs : l’open source peut et doit jouer ce rôle de refuge et de levier démocratique pour les minorités techniques.

Inclusion et justice sociale en open source

L’inclusion dans l’open source est d’abord un impératif de justice sociale et d’égalité d’accès au savoir et au pouvoir technique. Historiquement, les communautés open source ont été majoritairement composées d’hommes cisgenres blancs issus du Nord global (Diversity in Open Source: Best Practices Guide 2024). Or ces projets servent de plus en plus de socle pour les infrastructures critiques et les outils numériques du quotidien. Si seuls certains profils codent ou gouvernent ces projets, les besoins et perspectives de nombreux utilisateurs peuvent être ignorés. Par exemple, des personnes LGBT, racisées ou en situation de handicap risquent de ne pas voir leurs contraintes prises en compte. Au contraire, diversifier les contributeurs mène à de meilleurs résultats : la Linux Foundation rappelle que « les communautés diverses sont tout simplement plus fortes » . En favorisant la diversité de genre, d’origines, de contextes socio-économiques, etc., on obtient des logiciels plus innovants, plus adaptés à des usages variés et susceptibles de bénéficier à tous. Sur le plan social, cela signifie aussi combattre les discriminations : chaque barrière à l’entrée (langage technique élitiste, « code conduct » mal appliqués, manque de mentors) accentue les inégalités qui existent déjà dans la société. Plusieurs études indiquent ainsi que les groupes sous-représentés (femmes, personnes de couleur, LGBTQ+, handicapés) « peuvent se sentir laissés pour compte ou confrontés à des stéréotypes » au sein des communautés open source (Diversity and social justice in open-source software communities). Affirmer que « l’open source est par essence ouvert » ne suffit pas : il faut des efforts ciblés pour que cette promesse d’ouverture profite réellement à tous. 

Gouvernance éthique et rapport au pouvoir technique

Un deuxième enjeu crucial est la gouvernance éthique des projets open source et leur rapport au pouvoir technique. Dans une société numérisée, ceux qui codent détiennent un pouvoir immense – que ce soit sur la vie privée, la sécurité, ou même les savoirs diffusés. Si ce pouvoir reste concentré dans les mains d’une élite (géographique ou socio-culturelle), le design des technologies risque de reproduire les biais existants (algorithmes discriminatoires, choix de fonctionnalités n’ignorant certains besoins, etc.). À l’inverse, une gouvernance ouverte et inclusive permet de mieux répartir ce pouvoir : des membres diversifiés dans les équipes dirigeantes ou dans les comités de projets garantissent que les décisions techniques intègrent des préoccupations éthiques plus larges. C’est pourquoi de nombreuses organisations ont instauré des chartes et comités DEI. L’objectif est de « faire de l’inclusion par conception » : codes de conduite stricts, formation contre les biais inconscients, outils de traduction pour dépasser les barrières linguistiques, etc. De tels mécanismes renforcent la légitimité démocratique de l’open source face aux géants privés. Par exemple, en Europe la nécessité de bâtir des infrastructures souveraines pousse à soutenir des solutions open source émancipées de la dépendance aux GAFAM (Open Source Policy and Europe’s Digital Sovereignty: Key Takeaways from the EU Open Source Policy Summit - Open Knowledge Blog). À la Conférence européenne sur le logiciel libre, des experts ont dénoncé la « colonisation par la Big Tech » (90 % de l’infrastructure numérique européenne sous contrôle étranger) et insisté : « La souveraineté technologique n’est pas un luxe, c’est un impératif » . Un écosystème open source inclusif n’est pas seulement vertueux en lui-même, il est stratégique pour la puissance publique : il permet de créer des alternatives locales, garantes de sécurité et de transparence, plutôt que de laisser le numérique aux mains de quelques opérateurs non-démocratiques.

Projets et initiatives inclusifs concrets

Plusieurs exemples illustrent comment l’open source peut être un vecteur d’inclusion concrète. Des projets spécifiques répondent aux besoins de communautés marginalisées : Refuge Restrooms (application web pour localiser des toilettes sûres pour personnes trans et non-binaires) ou QueerMap (cartographie des ressources LGBTQ+ locales) en sont des cas emblématiques . On trouve aussi des thèmes de code couleur arc-en-ciel pour Visual Studio Code, ou des outils d’accessibilité codés en open source (ex. lecteurs d’écran ou claviers alternatifs). Dans le domaine de l’éducation et du développement, des initiatives multisectorielles promeuvent l’open source en lien avec la diversité. Par exemple, la fondation Eclipse a mené une enquête mondiale (« Global South Developer Survey ») qui montre que l’open source dans les pays en développement a un effet « démocratisant » : n’importe qui, à Johannesburg comme à San Francisco, peut contribuer, levées de barrières et acquisition de compétences sans université coûteuse . Cela a mené à des partenariats originaux, comme un projet de formation de professeurs et collégiennes au Lesotho via l’IDE Eclipse . De même, en Indonésie, Afrique ou Amérique latine, des acteurs locaux (startups, ONG, universités) utilisent des plateformes open source pour créer des solutions adaptées à leurs contextes (ex. santé, agriculture, éducation), renforçant ainsi l’appropriation technologique. Sur le plan associatif, des groupes comme Open Source Diversity ou TODO Group offrent des ressources pour rendre les projets plus inclusifs (mentorat, indices de diversité, plans d’action). Ces initiatives multiplient les récits positifs : elles montrent qu’un projet géré inclusivement gagne en créativité et en impact social. Un blog l’a résumé ainsi en 2022 : « Nous sommes chanceux de travailler dans l’open source, qui constitue une communauté toujours plus inclusive et diverse » .

Enjeux dans le Sud global et coopération numérique

L’open source est aussi une voie pour réduire les inégalités internationales et renforcer la souveraineté numérique des pays du Sud. Les pays dits du « Global South » (Afrique, Asie du Sud, Amérique latine) ont longtemps subi une position de dépendance : technologies conçues ailleurs, coût de licences propriétaires, formations coûteuses… Or, comme le souligne le rapport de l’Eclipse Foundation, l’open source abaisse ces barrières mondiales : « Il n’y a pas de gatekeeper entre quelqu’un à Johannesburg et un projet open source qu’il souhaite utiliser » . Autrement dit, open source efface les frontières : un développeur n’a pas besoin de visa pour collaborer, il suffit d’Internet. Cela permet à des communautés mal desservies (campagnes, zones rurales, femmes exclues des études supérieures) d’accéder aux outils et à la formation en codage sans barrière académique ou financière (The state of open source in the Global South). Le rapport note en particulier l’impact sur les femmes du Sud, qui trouvent mentorat et modèles à distance dans la communauté mondiale, brisant leur isolement et augmentant leur confiance en soi. Par ailleurs, lorsque les communautés locales conçoivent des logiciels libres, ces solutions peuvent traiter des problématiques spécifiques (santé maternelle, agriculture locale, services en langues régionales, etc.) là où les logiciels commerciaux généralistes échouent. L’étude cite par exemple des applis open source ciblant les besoins féminins en santé ou en éducation, portées par des contributrices locales .

Cette dynamique change aussi la donne économique et politique : les ingénieurs du Sud créent des startups open source innovantes, attirant des investissements internationaux et prouvant leur valeur au-delà du simple sous-traitement. Le discours a évolué – ce n’est plus « comment aider le Sud », mais « comment le Sud peut enrichir l’open source mondial », en injectant des idées nouvelles et en soulageant les mainteneurs actuels souvent débordés. Pour la France et l’Europe notamment, coopérer avec ces communautés diversifiées renforce aussi la souveraineté : collaborer sur des standards ouverts mondiaux, soutenir la traduction de logiciels et développer les talents locaux fait partie d’une stratégie géo-numérique plus vaste, où l’inclusivité devient levier d’indépendance technologique.

Défis et résistances : vers une analyse critique

Malgré les progrès visibles, l’inclusivité dans l’open source est loin d’être acquise. Les obstacles sont nombreux et parfois insidieux. Sur le plan culturel, nombre de projets ont encore des traditions dominantes (langage informel masculin, choix de noms de code peu sensibles, événements techniques peu accessibles aux débutants ou aux personnes handicapées). Sans attention particulière, ces normes reproduisent le « tech culture club » élitiste. De plus, comme le révèlent plusieurs enquêtes, les formations et initiatives DEI elles-mêmes subissent des attaques aujourd’hui . Quand des entreprises annulant leurs budgets DEI ferment la porte aux subventions et sponsorings, de petits projets open source peuvent manquer de moyens pour organiser des rencontres inclusives ou traduire leurs ressources. Ce phénomène est amplifié par un climat politique global anxiogène (lois liberticides, discours anti « guerre des identités », etc.) qui peut décourager les contributrices LGBT+ ou de minorités à affirmer leur identité en ligne. Par ailleurs, le débat s’est même politisé : certains actionnaires influents demandent de « supprimer la DEI » des rapports d’entreprise , et cette rhétorique peut déteindre sur les fondations open source ou les conférences, avec des pressions pour minimiser la dimension politique des questions d’équité.

Enfin, un risque doit être souligné : sans vigilance, l’open source peut servir d’alibi. Il est tentant d’arguer que « l’ouverture du code suffit à garantir la diversité ». En réalité, il faut un travail conscient pour accueillir les personnes venant de milieux différents. Comme l’observe Christina Dunbar-Hester, malgré des valeurs affirmées de justice sociale, les projets open-source « constituent souvent des sous-cultures en lutte contre les mêmes barrières que les grandes firmes : les femmes et les personnes de couleur y sont également sous-représentées » . Les communautés doivent donc s’interroger sur leurs pratiques concrètes (sélection des mainteneurs, leadership, transparence des décisions) et construire des coalitions avec d’autres mouvements sociaux. L’inclusion n’est pas seulement un « onglet Pride Month » : c’est un changement structurel qui touche aux rapports de force dans la tech.

Faire de l’open source, un levier inclusif

En somme, rendre l’open source plus inclusif est à la fois un défi et une opportunité. C’est un défi parce que cela nécessite de transformer les cultures techniques, de résister aux reculs dans les politiques publiques et d’instiller de nouvelles pratiques collaboratives. Mais c’est surtout une opportunité stratégique et politique. Un écosystème logiciel diversifié améliore la qualité des technologies, renforce la solidarité internationale et permet aux sociétés de mieux maîtriser leur avenir numérique. En ce mois des Fiertés – et au-delà – les communautés et institutions sont appelées à se mobiliser pour que l’open source réalise pleinement son idéal d’ouverture : un idéal qui ne se limite pas au code, mais englobe aussi la justice sociale, l’émancipation des peuples et la démocratie technique. Le message est clair : l’inclusion est non seulement juste, elle est vitale pour l’avenir éthique et souverain du numérique.